jeudi 24 mars 2016

Et maintenant, un intermède genré

Hello chère Irish girl !
J'espère que tout va bien pour toi et que tu continue à faire des expériences intéressantes.
Je t'écris parce que je ne savais pas trop quoi faire de tout ce trop plein, et que je connais la justesse de tes avis. Et parce que ça me plaît de t'exposer cette réflexion personnelle -et assez gratuite, je l'avoue.
Aujourd'hui je discutais, et notamment de cet article du Figaro, quand mon interlocuteur m'a répondu ceci : "Tu sais, pour moi, les rôles traditionnels dans le couple c'est très important. Ma copine fait le ménage, et je porte les valises, ça fait des siècles que c'est comme ça, et c'est comme ça que le monde marche. De toute façon, les femmes sont bien moins libres depuis qu'elles travaillent, et on ne leur a permis de sortir du foyer que pour qu'elles deviennent des consommatrices également. Mais dans un couple qui fonctionne, la femme est toujours la maîtresse du foyer, et l'homme le chef de famille."
C'était un échange d'idées, et tu sais comme j'aime ce genre de discussion.

Mais là, il s'est produit comme un accroc.
La politesse (et les règles d'un débat intéressant) veulent que l'on réponde aux idées sur le même plan. Court-circuiter la discussion intellectuelle par une soudaine explosion d'émotion, ou un exemple trop personnel est indigne.
Alors que je sentais un truc frémir, j'ai pensé répondre que malheureusement, la relation de hiérarchie se fait toujours au détriment du plus faible, et que c'est une dangereuse porte ouverte aux abus.
Et ce qui est sorti est une formulation alambiquée faisant référence à mes expériences et mes exemples familiaux dans ce domaine, et au fait que je souhaitais que soit plus reconnu mon cerveau que mes facultés reproductrices. Le tout avec la voix tremblante d'une colère que je n'avais absolument pas prévue.

La conversation s'est arrêtée là pour d'autres raisons, mais m'a laissée stupéfaite.
Parce que visiblement, il y a dans ce sujet des points sensibles que je n'avais pas repéré.
Mais maintenant, je le vois, et il me permet de comprendre plein de choses.
Je vais donc te raconter en quelque mots à quel point le féminisme c'est compliqué pour moi.
Quelques trucs : je pense rarement à moi comme une fille. Pendant longtemps, je m'écrivais au neutre uniquement. Dès que l'on me décrit une tâche féminine, je sens une subtile poussée de mépris. Je n'aime pas la broderie, pas la pâtisserie, pas les histoires d'amour ou la fantasy. Et je préfère le catch, la science fiction et les romans d'aventure.
Pourtant, tu me connais : j'aime la déco, les fringues... Et oui. Et cette partie de moi, je la méprise aussi, à peu près autant que les filles trop "girly."
Tu peux le dire, et je le pense aussi : c'est formidable, tu es donc machiste, et tu fait du women-bashing toute seule, youpi !
Aaaah, oui. Quand on te dit qu'une femme ne peut pas jouer contre son propre camp, en voilà une superbe illustration...
D'où ça vient, ce bazar ? L'éducation traditionnaliste bien sûr : la petite moi a bien vu comment les choses se passaient, avec un chef de famille aux commandes, et inconsciemment, elle s'est extraite du gang des plus faibles, et elle les a rejetées. La société patriarcale méprise les femmes et les intérêts qu'on juge féminins, et inconsciemment, mon cerveau a donc décidé que tout ce qui était jugé féminin ne me concernait pas (et que je devais le rejeter verbalement, ou au moins exprimer mon désintérêt, dès que j'en avais l'occasion).
Toute jeune, je grimpais aux arbres et je prenais les valises des mains des garçons.
J'étais aussi bien décidée à ce que cette expérience déplaisante (être à la merci d'un bon vouloir masculin) ne m'arrive jamais.
Evidemment, la vie nous met toujours en face de ce que l'on fuit, et j'ai donc été quelques années une charmante fleur d'appartement, surveillant le gluten dans des plats parfaitement équilibrés, faisant les courses et le ménage tout en répondant mécaniquement des paroles encourageantes et positives. J'étais très malheureuse.
Pas uniquement parce que je devais faire le ménage, soyons d'accord : mais parce que c'était une relation abusive dans laquelle mes opinions n'avaient pas droit de cité, dont j'étais incapable de partir (Jean-Claude Kaufman le dit un peu bien) , et où les remarques humiliantes constantes me détruisaient. La répartition des tâches, ce n'était qu'un symptôme.

Depuis, renforcement négatif festif, je suis plus garçonne que jamais, plus féministe que jamais, et j'ai des petits éclats de colère dès que j'imagine une relation amoureuse.
J'étais déjà férocement territoriale avant, et me voilà sauvage, parce que retomber dans ce genre d'excès m'insupporterait, alors que je connais la gentille que je suis : incapable de dire non à ceux qui la broient.
Je peux vivre avec l'idée que je vais me méfier des relations amoureuses pour un bon moment encore.
Par contre, mépriser mes consœurs, ça non.
Donc, j'ai le plus grand respect pour les travaux manuels (et c'est grâce à une de mes collègues qui est si douée dans ce domaine), pour les femmes qui choisissent de vivre au foyer (et je ne les juge pas, je ne les juge pas), pour les bonnes cuisinières, pour celles qui aiment qu'on porte leurs valises et lisent des trucs romantiques. On ne sait pas si ces préférences sont complétement des trucs induits par la société ou si ça leur plaît vraiment, mais ce n'est pas grave, c'est aussi honorable que n'importe quelle autre activité.
Sauf que je ne peux pas encore faire ce genre de choses, parce que je suis toujours terrifiée à l'idée de me retrouver enchaînée encore une fois à mon rôle traditionnel.
J'essaye de me réconcilier avec cette partie là, mais ce n'est pas très facile. J'imagine que cela finira par venir.


PS : alors oui, on n'a pas parlé des allégations de mon interlocuteur, de la situation des familles mono-parentales, des inégalités de salaire, des femmes sifflées et moquées à l'Assemblée Nationale, du vote pour Hillary Clinton "parce que c'est une femme"... Mais il y a de très bons articles pour ça, partout. Et moi, je me sens mieux.